5G : un choix de société sans débat démocratique
Tribune de Florence Durand-Tornare, fondatrice et déléguée générale de l’association Villes Internet.
Courant septembre, de nombreuses villes, petites et grandes, ont interpellé le gouvernement en lui demandant un moratoire d’un an sur l’attribution des fréquences de la 5G. Plusieurs d’entre elles sont membres du réseau des Villes Internet, bien conscientes qu’elles doivent prendre position entre l’Etat et les opérateurs pour participer au choix de société qui semble se faire sans elles. Face à la mise aux enchères des fréquences, qui s’est déroulée du 29 septembre 2020 au 1er octobre, la population et les associations impliquées paraissent écartées. Le constat vaut aussi pour la proposition de moratoire figurant dans les 146 propositions de la Convention citoyenne pour le climat, entérinées par le président de la République.
Dans ce contexte, l’association Villes Internet est sollicitée par quantité de villes : « En quoi cela nous concerne-t-il ? » ; « Quel pouvoir de décision avons-nous ? » ; « Où trouver des sources non influencées ? ». Depuis le renouvellement issu des dernières municipales, de nombreux élus ont accepté une « délégation au numérique » sans se douter que quelques mois après, les regards des maires et des populations se tourneraient vers eux pour savoir quoi penser et quoi décider sur un chiffre et une lettre qui ne font même pas un mot : 5 G ! Déjà convaincus que la position des élus locaux, quelle que soit la taille des communes, pèserait dans le jeu d’acteurs entre État et opérateurs, nous avions posé des bases sur ce dossier le 19 novembre 2019 en éclairant des contradictions émergentes essentiellement sanitaires et environnementales. Nous ouvrions alors notre article par un titre euphémique « la 5G ouvre de nouvelles perspectives ». À l’époque déjà, les résultats des tests menés conjointement par les quatre opérateurs, depuis janvier 2018 dans 30 villes pilotes, montraient des résultats corrects sur le plan de la fiabilité technique. Celle-ci a été modélisée en Chine dès 2014, mais il existe peu d’usages concrets et quotidiens.
Fibre, fréquences rapides et petites cellules
Rappelons qu’il s’agit d’un marché public par enchère, les quatre opérateurs retenus achètent des licences à l’État pour trois fréquences supplémentaires. Elles sont les supports des transmissions des données numériques de cinquième génération : celle de 3 ,5 GHz (Giga hertz) qui offre le meilleur compromis entre débit et portée du signal, celle des 700 MHz, qui va assurer la meilleure couverture mobile (fréquence basse à grande longueur d’onde, donc grande portée, installée initialement pour la TNT et utilisée actuellement pour la 4G) et celle des 26 GHz, utilisée notamment pour les liaisons satellitaires, qui augmentera les débits dans des cellules de petite taille. Ces « small cells » sont au coeur du protocole 5G qui apporte des débits jusqu’à dix fois plus élevés que la 4G. Ces cellules sont utilisées pour la communication entre des objets connectés qu’on voudrait pouvoir déployer massivement. Elles fleuriront discrètement (small/petit) comme autant de points d’accès au réseau téléphonique mobile.
Les collectivités les plus urbanisées, essentiellement les métropoles, seront sollicitées par les opérateurs pour réduire les coûts d’installation des antennes, au moins pour qu’ils puissent utiliser le mobilier urbain “haut” (prêt, location ?) et pour leur faciliter les travaux de connexion de ces smarts cells au coeur de réseaux fibrés. De plus, de nouvelles contraintes de sécurité s’imposeront, car on estime le nombre de points d’émission trois fois plus important que ceux en place pour la 4G.
Une féroce bataille économique et financière
Le développement industriel mondial de la 5G, déclenché depuis sa mise en place dans de grandes villes chinoises, a accéléré le mouvement dans l’« ancien monde ». Le ministère chinois de l’industrie déclare un objectif de 600 000 pylônes 5G installés d’ici fin 2020. L’Europe entière en compte 200 000 aujourd’hui !
Tentons de comprendre le jeu d’acteurs de notre fenêtre. L’État français veut toucher le produit de la vente des fréquences, comme l’ont déjà fait ses homologuess européens ces dernières années. Les opérateurs européens, eux, ont besoin de bloquer d’urgence la concurrence des réseaux IOT (internet des objets) à basse fréquence et donc à faible consommation électrique, qui se déploient sans cohérence et leur prennent des clients. En France notamment, le réseau LoRaWan est utilisé dans l’agriculture pour le monitoring industriel ou pour les mesures de la ville intelligente comme sur la grande agglomération Toulouse/Albi/Castres. Orange déploie actuellement cette technologie basse fréquence et occupe ainsi le terrain. Des experts assurent à voix basse qu’il est prévu qu’elle soit ensuite transférée sur la 5G, plus rentable. On assiste à la même compétition industrielle sur l’usage phare brandit par les promoteurs de la 5G : la voiture autonome. En tête de file, les industriels de l’automobile dont le secteur en Europe pèse dix fois plus que celui des télécoms. Les constructeurs automobiles se battent pour garder des fréquences 5G et déployer leur réseau fermé dédié aux véhicules connectés, avec leur propre technologie indépendante des opérateurs. Orange et Deutsch Telecom cherchent donc à les bloquer en achetant les fréquences avant eux. C’est une lutte continentale à portée mondiale.
Difficile rationalité
Les gouvernements pressés par les lobbys hésitent à oser prendre des postures radicales. La France semble se positionner pour contribuer à l’installation d’un protocole unique, normalisé au niveau mondial. La perspective économique avec son fer de lance à l’international, la « French Tech », semble idéal : des opérateurs qui pourront augmenter les débits et donc les prix des abonnements, avec une centaine de start-ups bien alimentées par la finance internationale. Et cerise sur le gâteau, un marché de la mobilité démultiplié autour du renouvellement des « smartphones » : la puce 5G est un élément natif des matériels et nécessite la mise au rebut de nos portables les plus récents !
Mais que sait-on de la 5G ? Les chances semblent lointaines, et les risques trop inconnus. Pourtant, la vitesse imposée par les concurrences internationales empêche la rationalité et conduit les États à franchir, voire brûler, l’étape de la concertation démocratique.
Une technologie urbaine avec fracture sociale
Revenons à nos territoires et à leurs intérêts directs. Actuellement, dans les zones urbaines, il n’y a pas suffisamment d’émetteurs pour le nombre de récepteurs, la 4G arrive à saturation. Les débits ne sont pas tenus et le manque de stabilité devient un problème chronique pour les usagers. Les collectivités et les entreprises ne sont pas plus protégées que les particuliers, malgré des abonnements coûteux. Les clients sont mécontents alors que la consommation de données ne cesse d’augmenter. Les opérateurs et les maires voient dans la 5G une solution pour désaturer les réseaux urbains avec des fréquences qui permettront de traiter trois fois plus de récepteurs par émetteur que la 4G. Rappelons que la 5G a besoin de la fibre pour ses « small cells » avec trois fois plus d’équipement de candélabres, abribus, façades, équipés pour communiquer, mesurer, diriger les véhicules autonomes, etc. Elle se connectera à la source de la fibre qui circule déjà sur les axes routiers et autoroutiers pour atteindre les aires urbaines les plus périphériques. Et nos services d’urbanisme et de voirie se débrouilleront pour la distribuer, entre multiples petits travaux, permissions de voiries, et plaintes des syndics d’immeubles !
La solution pour les zones rurales existe déjà avec la fréquence 700 MHz sur laquelle il reste tout à fait possible de faire passer la 4G et ainsi uniformiser la couverture du pays. Mais ce n’est pas le choix de l’État et l’Arcep n’a pas décidé d’imposer cette lourde contrainte aux opérateurs. Alors, on agit là où il y a de la densité et plus de clients et on laisse le rural à sa déconnexion en lui faisant miroiter l’arrivée de la fibre. Lue par points, la carte des territoires oubliés apparaît entre les frontières des intercommunalités où la connexion est programmée comme un désert en morceaux. Combien d’espaces publics perdront leur vie dans ce grand marché ? Combien d’exclus du numérique n’auront toujours pas d’accès à leurs droits, à leurs métiers, à leurs loisirs ? Des groupements d’élus ruraux se lèvent déjà contre un projet clivant, qui les isolera plus que jamais. Ils réclament la bonne connexion partout, vraiment partout, avant toute attribution de nouvelles fréquences.
La fée électricité sur le berceau de la 5G
Le nœud devient gordien si l’on aborde la question du point de vue du secteur de l’énergie, frère parfois ennemi du secteur des télécoms. Sans électricité, la 5G n’est plus qu’un mirage. C’est le sang de la bande passante et des émetteurs. Les caractéristiques des composants électroniques des récepteurs de la 5G pourront être identiques tout en consommant moins d’énergie. Une bonne nouvelle ? Pas vraiment, car avec les “smart cells”, le nombre d’objets connectés va être démultiplié par dix ou par cent plus tard et selon les secteurs. Pire encore : les émetteurs vont consommer deux à trois fois plus que ceux de la 4G.
On sait que l’actuelle consommation numérique contribue déjà à mener la France au plafond de son potentiel de consommation électrique. Les États ont choisi de lutter pour une place mondiale dans l’innovation technologique avec une 5G qui bouleverse la chaîne vertueuse des accords de Paris (réduction de 50% de la consommation électrique en 2050). Difficile de proposer une alternative solide et raisonnable. Considérant la mutation Green tech des grands industriels, la courbe exponentielle de la consommation électrique française et européenne n’est pas prête de baisser. Et l’enjeu s’étend directement sur la question des modes de production de l’électricité, nucléaire français en tête !
Les métropoles produisent des schémas sur l’environnement pour préparer leur transformation urbaine vers le tout électrique, et décider d’une consommation utile du numérique.
Des usages et des risques
Les usagers informés s’inquiètent aussi, parfois avec leurs élus, des impacts sanitaires, économiques et cognitifs d’un territoire maillé d’innombrables relais de captation et d’émission d’informations, de données, touchant à toutes les activités humaines. Et dans les médias, le débat sur les limites acceptables de l’augmentation de la fréquence des ondes électromagnétiques focalise l’attention. Nos corps sont depuis toujours plongés dans des ondes électromagnétiques naturelles comme la lumière. Des scientifiques dont les noms sont inscrits dans notre quotidien : Hertz, Marconi, Maxwell… ont changé notre vie depuis le 19ème siècle en modifiant ces ondes pour des usages individuels et industriels devenus progressivement essentiels. Du micro-ondes aux satellites, de la wifi à la télécommande ou aux compteurs électriques, des ondes magnétiques plus ou moins denses portent des informations et des mesures, pour un confort et une capacité de production de biens, dont peu voudraient se passer. De l’alimentation aux loisirs en passant par l’éducation, la santé, les processus industriels ou la distribution des services publics, l’utilisation des réseaux numériques circulant sur ces ondes électromagnétiques est installée dans nos vies, et plus que jamais en période de pandémie. Le Covid-19 nous amène à communiquer essentiellement au travers d’assistants électroniques, les réunions à distance ont permis de maintenir économie et services, jusqu’aux consultations médicales en ligne qui se sont beaucoup développées.
Le besoin d’études
La question lancinante des risques pour le corps humain se pose à chaque innovation numérique. Les chercheurs sont sommés de conclure et tentent de calculer la résistance et l’adaptabilité des métabolismes humains. L’organisation mondiale de la santé (OMS) pose un avis « retenu » sur le niveau d’ondes électromagnétiques acceptable. Les tribunaux eux-mêmes n’ont que très rarement été sollicités. Par une précaution bienvenue, la justice et la médecine ont choisi la protection des salariés en reconnaissant le caractère professionnel du syndrome d’électrosensibilité « sans qu’il soit possible d’exclure tout lien avec le travail et cela même sans lien de causalité établi ». En cherchant des informations structurées, il convient d’admettre que les études indépendantes sont insuffisantes et doivent être menées d’urgence. Une telle étude à l’échelle locale d’une ou de plusieurs métropoles serait, une base d’information très utile.
En matière de cybersécurité, la question est déjà d’actualité, les avancées technologiques ne changeront pas les termes du débat. Le numérique est un moyen de surveillance des organisations sur les individus et des individus entre eux. Et ses qualités profitent également aux bandits ! La régulation et le droit doivent être renforcés de “security walls”, des gardes fous techniques mais surtout légaux qui empêcherait la malveillance d’un pouvoir économique et politique de s’emparer de moyens de contrôles redoutables pour les libertés individuelles. La prolifération des caméras, capteurs et antennes multiplie évidemment le facteur de risque. Certains, comme Shoshanna Zuboff, nous alertent sur le risque d’un totalitarisme numérisé. La démocratie renforcée serait la seule solution pour ne pas scier la branche de liberté sur laquelle nous sommes assis.
Priorité à la décision politique, nationale et… locale
Le 16 septembre dernier, notre pays a tranché par la voix de son président de la République ayant déclaré : « Oui, la France va prendre le tournant de la 5G ». La vente des fréquences a ouvert aux marchés l’eldorado de la 5G sans laisser le choix démocratique l’accompagner de sa vigilance. Reste à présent aux élus à prendre la main sur la maîtrise d’oeuvre de l’intégration urbaine des objets connectés, de leur signalétique, de leurs usages, des services publics ad hoc et de leur consommation responsable. C’est une question de loi et de droits. Les élus au numérique démarrent un long marathon, celui de ceux qui doivent prendre le recul des visionnaires tout en gérant le réel du moment. Leurs associations sont là pour les accompagner, nous sommes au rendez-vous !
Par Florence Durand-Tornare, fondatrice et déléguée générale de l’association Villes Internet
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