La prise en compte des grands précaires : quels enjeux pour les grandes villes ?

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Contribution ACTAS

Contribution du groupe de travail ACTAS (Association des cadres territoriaux de l’action sociale) « Grandes villes », sous la coordination de Karen Burban-Evain, 1ère vice-présidente de l’ACTAS en charge des réseaux.

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Les analyses nationales de l'impact social de la crise sanitaire divergent : certaines mettent en avant une aggravation de la situation, la pandémie faisant basculer de nouvelles personnes dans la précarité, d’autres insistent sur l’efficacité de l’intervention des pouvoirs publics qui permettrait de limiter fortement ce basculement. Les grandes villes n'échappent pas à ces difficultés d'analyses, tant l'observation sociale de court terme reste difficile à consolider aussi au niveau local. Pour autant, les constats de terrain mettent en avant une réelle complexification de la situation des personnes qu’elles soient préalablement ou récemment en situation de précarité.
La crise sanitaire a aussi révélé, notamment autour des questions d'aides alimentaires, la difficulté de satisfaire les besoins de ce public et de déployer un accompagnement nécessairement de plus en plus individualisé. Pour acteurs des grandes villes, elle a mis en exergue les spécificités d'un public qui bien que très visible dans l'espace urbain, est aussi très mouvant, difficile à identifier, avec des profils très diversifiés (jeunes, migrants, femmes, problème de santé psychique…) et posant parfois des questions de cohabitation avec d'autres habitants allant jusqu’à générer des troubles à l'ordre public.

Réflexions et pistes d'actions
Le développement démographique et économique des grandes villes, y compris pendant la crise sanitaire, attire des populations nouvelles, cadres comme plus précaires.  
Comment dans les politiques publiques peuvent s'intéresser à tous dans un universalisme proportionné bien pensé ? 
Comment communiquer auprès des habitants pour faire comprendre les actions entreprises et leurs limites ?  
Enfin, comment mieux cerner les enjeux d’accueil des plus précaires et améliorer collectivement sur les territoires urbains les réponses à leurs besoins ?
Les cadres de l'action sociale des grandes villes réunis au sein de l'ACTAS souhaitent apporter leur contribution à ces questions au travers quelques réflexions et pistes d'actions.

La lutte contre la grande précarité : un échec qui traverse les époques
« Du Moyen-âge à la période contemporaine, en passant par la Révolution française, les problèmes de grande pauvreté et d’errance se sont posés. Tout un arsenal de mesures a été éprouvé pour venir à bout de ces phénomènes, sans jamais y parvenir vraiment. »
Au début des années 80, en lien avec la réapparition de difficultés économiques, les sans-abri  (plutôt alors appelés Sans Domicile Fixe) ont connu une forme de visibilité : les manifestations, l’apparition des journaux de rue (La Rue ou Macadam,) le lobbying des associations militantes, et les occupations de bâtiments inoccupés, ont permis de mettre en avant leurs conditions de vie.
Plus récemment, ce sont les actions militantes en lien avec l’hébergement des exilés qui ont le plus souvent marqués les médias.  
En outre, ils ont fait l'objet pendant la crise sanitaire d'un certain regain intérêt, leur situation d’errance rendant difficile la mise en œuvre des mesures barrières et la prise en compte de leur santé. 
Enfin, cette contribution technique élaborée en réponse à des problématiques pérennes pourrait servir d’appui aux futures politiques publiques du champ social.

La difficile définition de la grande précarité
La définition la plus courante de la précarité, est celle de J. Wresinki, fondateur du mouvement des droits de l'homme ATD Quart Monde. Elle met l'accent sur la situation d'insécurité des personnes concernées faisant obstacle à l'exercice de leurs droits :
« La précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et aux familles d'assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu'elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de ré-assumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. »
Cette définition recouvre différentes situations. Parmi les personnes les plus précaires, certaines habitent un logement, d’autres n'en disposent pas ou que très ponctuellement, passant de nuitées d'hébergement à la rue, de la rue à des squats…etc. L'espace public qu'elles s'approprient tant bien que mal devient alors leur habitat, sous des formes diverses (tentes, abris sous les ponts…). 
Parce qu'ainsi, leur précarité est particulièrement visible et qu’ils représentent en quelque sorte de concentré de tous les problèmes sociaux, leur situation pose des enjeux particuliers qui sont ceux auxquels cette réflexion s'intéresse.  

Une connaissance de ces publics qui reste balbutiante
Le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion (CNLE) dans son rapport « la pauvreté démultipliée » s’appuie au niveau quantitatif, non pas sur les chiffres de l'Insee trop anciens, mais sur les estimations de la Fondation Abbé Pierre. Celle-ci fait état de 300 000 personnes sans domicile,  parmi lesquels : 27 000 sans-abris ; 180 000 en hébergement généraliste ; 100 000 dans le dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile.
Nous ne disposons pas d'éléments chiffrés qui permettraient de mieux connaître la répartition géographique de ces 300 000 personnes sur le territoire, ni qu'elle est la part que prennent les grandes villes dans cet accueil.   
De même, on possède peu d'information sur les caractéristiques des personnes, âge, sexe, nationalité. Les Nuits de la solidarité comme d'autres initiatives spécifiques qui se développent à l’initiative de villes de plus en plus nombreuses, pourraient permettre dans le cadre d’une exploitation collective des données, de disposer d’éléments plus précis qui manquent cruellement aujourd'hui.
L'approche par l'Election de Domicile, qui est le passage quasi obligé de toute personne sans domicile stable, pourrait aussi être une porte d'entrée possible de collecte(s) de données.
Les constats de terrain tentent de compenser cette insuffisance de données. Les grandes villes au sein de l'ACTAS constatent une augmentation de la présence sur l'espace public des grands précaires et perçoivent de nouvelles formes d'hébergements précaires (camions non mobiles par exemple).
Elles constatent concomitamment une évolution des publics et de leur profil qui mérite une meilleure objectivisation

Enjeu 1 : mieux connaître les publics concernés 
Piste de travail : s'appuyer sur une analyse consolidée de la domiciliation et collective des Nuits de la Solidarités comme des accueils de jour

L'élection de domicile, un droit inégalement délivré et utilisé
L'élection de domicile (EDD) est une mission obligatoire des CCAS. Elle permet aux personnes sans domicile stable, d’obtenir un justificatif de domicile et une adresse pour recevoir du courrier et accéder à des droits et prestations pour une durée renouvelable de 1 an.
La domiciliation, avec comme problématique sous-jacente le fait de disposer ou non d’un bail, est un enjeu important pour les personnes bénéficiaires : certaines tentent de l'obtenir alors même que leur situation devrait plutôt leur permettre d'utiliser l’adresse où elles habitent en réalité.
D'autres au contraire ne vont pas chercher ce droit qui pourtant leur permettraient d'obtenir des prestations qui leurs sont nécessaires.
Elle est aussi un enjeu pour les communes. Effectuée principalement (sauf pour les demandeurs d'asiles), par les CCAS, il s'agit de domicilier les personnes qui ont des liens avec leur territoire. Les liens non cumulatifs qui doivent être pris en compte, sont précisés par les textes, tout en permettant une certaine latitude dans leur interprétation :
-Séjour dans la commune à la date de demande de domiciliation ;
-Exercice d’une activité professionnelle sur la commune ;
-Bénéficiaire d’une action d'insertion ou d'un suivi social, médico-social ou professionnel sur la commune ;
-Liens familiaux avec une personne qui vit dans la commune ;
-Exercice de l'autorité parentale sur un enfant mineur scolarisé dans la commune.

Ainsi, pour les communes, la domiciliation est un véritable enjeu à double tranchant : plus l'on vise une domiciliation effectuée dans de bonnes conditions, pour permettre l’accès aux droits de tous, et plus les aides locales apportées aux personnes risquent d’augmenter, ainsi que les coûts afférents. 
Les territoires concernés renforcent aussi de cette façon leur réputation sociale et leur attractivité, augmentant par là même leurs difficultés à faire face.
C'est pourquoi, on peut constater certaines tendances, plus ou moins conscientes, visant à la restriction des élections de domicile, en durcissant les critères de liens avec la commune par exemple, ou en dégradant les conditions d’accès à la domiciliation (augmentation des délais d'attente notamment).
Ces limitations sont souvent liées à des questions de moyens, de débordement des services sociaux qui, n'arrivant plus à faire face tentent ainsi de « limiter la jauge » en renvoyant la charge de l'élection de domicile à un autre territoire, souvent la Ville centre.
Il est souhaitable d'éviter ces écueils en approchant la charge de la domiciliation pour les territoires de façon plus partagée et solidaire

Une illustration d’action concertée dans le Grand Est pourrait être les prémices d’une organisation territoriale spécifique :
"Par arrêté n°2016-40 du 4 mai 2016, portant agréments pour la domiciliation des personnes sans domicile stable sur la Ville de Metz, le Préfet de la Moselle a souhaité, après une expérimentation d’un an et son évaluation, mettre en œuvre une domiciliation des personnes sans domicile stable sur le territoire de la commune de Metz permettant l’agrément des associations selon la typologie des publics sollicitant une domiciliation à savoir :
-L’UDAF pour la domiciliation des bénéficiaires du RSA dont elle assure le suivi pour le compte du conseil départemental,
-Le Point d’accueil écoute jeune géré par le Comité Mosellan de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence pour la domiciliation des personnes en errance âgées de 18 à 25 ans,
-La Boutique solidarité géré par la Fondation Abbé Pierre pour les ressortissants de l’Union Européenne
-L’équipe mobile de l’Association d’information et d’entraide mosellane (AIEM) pour les grands marginaux en errance qui refusent tout hébergement
Le CCAS, tout en restant domiciliataire de droit, procède à la domiciliation des personnes sans domicile qui ne font pas partie des catégories précitées. En 2020, 428 nouvelles domiciliations ont été réalisées par le CCAS.
Cette organisation, validée par l’État, repose sur le principe d'une domiciliation au plus près de l'accompagnement des publics."

Enjeu 2 : valoriser les efforts faits pour mieux assurer la domiciliation
Piste de travail : mettre en œuvre des mécanismes de compensations pour les communes qui remplissent leur mission d'EDD plus que proportionnellement au poids de leur population :
1/ en sollicitant une intervention financière de l'Etat et la création d'outils adaptés au titre de la solidarité nationale ;
2/ en s’appuyant sur l'intercommunalité.

Grande précarité, ordre public et communication
Les deux délits de vagabondage et de mendicité n'ont été supprimés du Code pénal qu'en 1994. Depuis lors, régulièrement la question d’arrêtés anti-mendicité sous différentes formes et provenant d'horizons politiques divers, font l'objet des unes médiatiques.
Les compétences en matière de grande précarité (comme dans de nombreux domaine d'action sociale), concernent de nombreux acteurs :  Etat, Département, associations, collectivités locales.
De nouveaux acteurs émergent depuis quelques années et se sont encore renforcés depuis la crise sanitaire : collectifs de citoyens non organisés statutairement, associations nationales qui se délocalisent…
Ce nouvel environnement crée dans les grandes villes un foisonnement d'interventions avec des relations aux institutions comme aux associations historiques plus traditionnelles parfois complexes voire difficiles.  
Les villes restent en première ligne tant dans le travail avec l'ensemble de ces intervenants que dans la relation sociale avec les grands précaires et dans la communication avec les habitants.
Sur ce sujet, l’opinion publique oscille souvent entre indignation humanitaire, et besoin de sécurité (physique ou moral). Pour les uns, les villes n'en font pas assez pour aider les sans-abris, pour les autres au contraire, les personnes seraient à la rue du fait d'une trop forte assistance qui ne les inciterai pas à « réagir » et se prendre en main.
Parfois chez les mêmes personnes, on retrouve et l'indignation et le souhait de ne pas être gênés dans son quotidien par « ces personnes » au bout de sa rue.
Quel que soit le positionnement, les récriminations auprès des élus et services sont souvent toutes aussi vindicatives et la méfiance vis à vis de l'action des professionnels reste prégnante.
Face à cette relation complexe avec les habitants, et au nécessaire soutien aux / accompagnement des grands précaires, l’équilibre est difficile à trouver. Le travail d'accompagnement des personnes à la rue vise ainsi, au-delà de tenter d'améliorer leur situation, à faciliter le « vivre ensemble » sur l'espace public.
Entre action sociale, cohésion sociale et prévention de la délinquance, le fil est alors ténu, et les travailleurs sociaux sont souvent en quête de sens : leur travail quotidien vise parfois seulement à déplacer les personnes d'un espace à l'autre pour apaiser les tensions.
Les services d’accueil et d'orientation sous l'égide (au moins financière) de l’État ont souvent la tâche ingrate de refuser l’accueil (le nombre de places étant largement insuffisant), mais eux aussi de déplacer les personnes : en les orientant d’un territoire à l'autre en fonction de la disponibilité des places ils interviennent alors, dans ce travail plus ou moins coordonné, pour répartir l’effort de prise en charge à l'échelon départemental voire régional.
La communication grand public sur la grande précarité est complexe, et les services communication s'en empare souvent à reculons : la nécessité de donner à voir, d'être concret, conduit parfois à un discours simpliste, notamment sur les causes de la précarité. 
Celui-ci oppose souvent l'explication structurelle (chômage, logements trop chers.) aux causes individuelles (enfance difficile, choc affectif, santé, troubles psychiques, volet migratoire, etc.), sans mettre en avant la combinaison des difficultés produisant une spirale de laquelle il est difficile de sortir.
Par exemple, la réalisation dans les journaux institutionnels de portraits de personnes à la rue qui « s'en sortent » reste à double tranchant : en voulant ainsi construire un discours positif ont met en relief la responsabilité individuelle de ceux qui justement restent à la rue.

Enjeu 3 : mieux communiquer auprès des habitants, dans une complémentarité citoyens professionnels, en valorisant notamment les actions mises en œuvre tout en donnant les outils de compréhension de la grande précarité et d'intervention individuelle
Piste de travail : aller vers les associations de dircom des collectivités pour réfléchir à une approche commune permettant de mettre en avant plus souvent ces sujets avec un discours harmonisé.

Besoin de coordination ou de simplification ?
Les difficultés du système de prise en charge des grands précaires font régulièrement l’objet de débats, notamment à chaque mis en place par l’État des plans hivernaux : comment mieux adapter les centres et assouplir leurs règlements, quels financements et quelles coopérations ? 
La succession des plans, ainsi que, plus récemment, les nombreux appels à projets ne facilitent pas la lisibilité, donnant souvent une impression d'empilement.
-Faut-il de nouveaux lieux de coordination ? Ou simplifier au contraire le système ?
-Faut-il faire de la grande précarité une problématique particulière ou au contraire mieux l'insérer dans les politiques globales de l'action sociale ?
Sur la question de la santé psychique par exemple : de nombreuses personnes en déshérence ont besoin de soins. 
Est-ce un problème à traiter spécifiquement par l’hôpital ou bien, malade comme les autres les grands précaires doivent bénéficier des mêmes soins et des mêmes services, même si pour cela l’hôpital doit développer une stratégie « d’aller vers » ? 
Le développement de stratégies d’aller vers intégrées par tous les acteurs parait la solution la plus opportune au motif que « Toute politique pour les pauvres est une pauvre politique ».
-Faut-il à ce titre des coordinations supplémentaires ou une simple approche hospitalière volontariste ?

Enjeu 4 : mieux intégrer la question de la grande précarité dans les politiques globales de droit commun pour simplifier les dispositifs
Pour autant, on constate très souvent au vu des multiples initiatives et acteurs une certaine désorganisation : des maraudes prévues par diverses associations sans coordination sur les modalités ou les horaires, une aide alimentaire répondant parfois à des critères associatifs nationaux, en décalage par rapport aux actions locales conduites par la collectivité, des actions bénévoles, aux objectifs parfois en contradiction avec celle des professionnels…etc.
Les lieux de débats et d'harmonisation restent encore à inventer et à formaliser afin de faciliter une prise en compte globale et sérieuse des personnes. L’État déconcentré peine à le faire au vu de ses modalités régaliennes d'intervention.  
Les villes pourraient en être les initiatrices à conditions que les moyens et la légitimité leur en soit donné.

Enjeu 5 : légitimer les villes comme acteur de coordination des actions lorsqu'elle le souhaite, dans le cadre de moyens nouveaux
La question des grands précaires reste une problématique complexe mais globalisée qui doit s’apprécier avec plus d’acuité sous l’angle de la dignité, de la justice et des droits sociaux dont la prise en compte doit rester une question de solidarité nationale, orchestrée au niveau local.

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