Philippe Pottiée-Sperry

« Lutte contre les déserts médicaux : il faut plus de responsabilités pour les élus locaux »

Emmanuel Vigneron, géographe de la santé
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Interview Emmanuel Vigneron, géographe de la santé

Thème très présent durant la dernière présidentielle, la désertification médicale s’aggrave et touche tous les types de territoires. La lutte contre ce fléau fait partie des priorités du nouveau gouvernement. Diagnostic et analyse du géographe de la santé Emmanuel Vigneron.

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Plus de 30% des Français vivant dans un désert médical, 11% des plus de 17 ans sans médecin traitant, 45% des généralistes en situation de burnout… Les inégalités territoriales en matière d’accès aux soins battent des records alerte un rapport du Sénat, publié le 29 mars dernier. Avec notamment pour conséquence un renoncement croissant aux soins. La pénurie de médecins perdure compte tenu de leur pyramide des âges (50% ont plus de 60 ans) et du temps nécessaire pour former les étudiants. Les effets de la suppression du numerus clausus ne se feront pas sentir avant 2030. Résultat : les sénateurs craignent « une décennie noire » en termes de démographie médicale. 
Entretien avec Emmanuel Vigneron, géographe de la santé et professeur émérite des universités, qui explique cette situation et formule plusieurs propositions. Il a publié récemment « La santé au XXIème siècle. À l’épreuve des crises » (Editions Berger-Levrault).

Le phénomène de désertification médicale s’est-il aggravé ? 
Oui, les déserts médicaux ne cessent de gagner du terrain dans les zones rurales isolées, où la situation se dégrade fortement, mais aussi dans des grandes villes car les jeunes médecins ont du mal financièrement à s’y établir. Habiter en ville pour les médecins est de plus en plus cher. La hausse importante du coût du foncier et des loyers a chassé bon nombre d’entre eux n’ayant pas de revenus suffisants. Les centres des grandes villes, y compris Paris, en souffrent. A cela s’ajoute la difficulté de trouver des repreneurs. Les médecins souhaitent aussi de plus en plus travailler de matière regroupée dans une maison de santé, ce qui est compliqué en ville. Tout cela est révélateur de l’effet pervers de la métropolisation qui se traduit par des coûts plus élevés et la tertiairisation de la société. Les cabinets médicaux cèdent la place à l’externalisation de nombreux services des entreprises. 
Il faut ajouter un autre facteur d’explication à la désertification : un médecin d’hier équivaut à trois médecins d’aujourd’hui. Ils travaillent moins, ne voulant plus exercer leur métier comme un sacerdoce. 

Quelle est la densité médicale actuelle par département ? 
Cette densité médicale par département a encore reculé depuis 2017. D’après mes calculs sur les données de l’Insee et du ministère de la Santé, les 20 départements les plus mal desservis médicalement, mêlant tous les types de territoires, des hyper-ruraux jusqu’aux hyper-urbains, ont tous connu une aggravation de leur situation entre 2015 et 2021. Les densités ont le plus chuté en Ile-de-France, en Seine-et-Marne (-21%), dans le Val d’Oise (-20%), en Seine-Saint-Denis (-19%) ou dans l’Essonne (-15%). La Seine-Saint-Denis se situe en 99ème position parmi les départements et la Seine-et-Marne en 98ème. Il apparaît donc que les départements les plus fragiles connaissent la dégradation la plus forte. 
Par ailleurs, sur l’ensemble de la France, la desserte médicale ne cesse de se dégrader depuis vingt ans avec, en moyenne, un médecin pour 879 habitants en 2000, un pour 955 habitants en 2015 et un pour 1030 habitants en 2021. Ce dernier chiffre grimpe jusqu’à 1400 habitants dans les vingt départements les plus mal desservis et même à 1683 habitants en Seine-Saint-Denis. De plus, la densité médicale générale a baissé de 8% entre 2015 et 2021. Le nombre de départements en grande difficulté ne cesse d’augmenter. 

Les banlieues sont-elles particulièrement touchées ?
La dégradation la plus forte existe en milieu rural mais aussi dans les quartiers défavorisés comme à Vénissieux ou Vaulx-en-Velin. Cela s’observe aussi beaucoup en Ile-de-France avec la courbe de la mortalité le long du RER révélant une mortalité qui varie du simple au triple par exemple entre les stations Luxembourg et la Plaine-Saint-Denis. 

Comment jugez-vous les actions mises en place par les collectivités ? 
Les élus locaux ont pris le taureau par les cornes face à une certaine incurie de l’administration centrale. Toutes les aides à l’installation proposées par les collectivités (logement, secrétariat…) n’ont pas réellement porté leurs fruits depuis une vingtaine d’années, souvent faute de candidats. De même, beaucoup de maisons de santé, construites avec leurs fonds, peinent également à trouver des médecins. 
Il n’existe pas de solution simple et unique. Il faut cumuler plusieurs réponses comme le salariat ou un conventionnement sélectif. En revanche, la contrainte à l’installation n’est pas une réponse adaptée car la coercition contient en elle-même des effets pervers. 

Existe-t-il une voie plus pertinente ? 
Tout doit commencer par de la pédagogie envers tous les acteurs concernés : élus locaux, facultés de médecine, organisations professionnelles et étudiantes, associations de patients, Assurance maladie… Il leur faut ensuite discuter entre eux. La bonne réponse passera donc par plus de démocratie et de décision collective entre eux, avec la traduction ensuite dans un contrat. 

Avec quelle place pour les élus locaux ? 
Ils doivent vraiment avoir voix au chapitre, avec plus de responsabilités, notamment au niveau régional et intercommunal. La présence actuelle des élus dans tous les organismes autour de l’ARS [Agence régionale de la santé], comme par exemple les conférences territoriales de santé, est en réalité totalement fictive. On les noie sous des tableaux excel et on ne leur explique rien. 
Il faut donc leur donner des pouvoirs décisionnels en retirant l’écran qui existe entre les élus et les techniciens de la santé. N’oublions pas que les élus locaux possèdent la légitimité de l’élection et ont conscience de l’intérêt général. 

Cela passe-t-il aussi par une simplification de l’administration de la santé ? 
C’est même indispensable. La mission première des ARS, dont le rôle est très important, consiste à faire de la stratégie et non pas de l’administratif comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui. Le constat vaut aussi pour l’Assurance maladie. Elles suradministrent et produisent règlement sur règlement. La bonne administration est une administration de mission, légère, qui anime et va sur le terrain. Elle doit renouer davantage avec des projets stratégiques comme l’ont été au départ les SROS [schémas régionaux d’organisation sanitaire].
 

Philippe Pottiée-Sperry
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